Chapitre 16
— Vincent —
Ça fait longtemps que je n'ai pas eu autant les mains qui tremblent. Trop de café, pas assez de sommeil, trop de remords, pas assez de courage… Je resserre le plaid autour de moi pour me protéger du vent glacé qui tourbillonne dans le jardin où je me suis assis. L'odeur de la cigarette qui se consume entre mes lèvres masque à peine celle de son corps, imprégnée dans cette couverture polaire noire qu'il avait ramenée avec lui et que j'ai trouvée gisante sur la chaise de sa chambre. Il faudra que je m'excuse de tout le temps lui prendre ses affaires sans demander la permission.
« Tu sais que c'est mon écharpe ?
— Mmm, tu crois ? demandai-je naïvement en enroulant un tour de plus autour de mon cou.
— À moins que tu ne mettes du parfum pour femme, je crois bien, oui, plaisanta-t-elle en tentant de la récupérer.
— Tu as plein d'écharpes de toute façon, je peux bien avoir celle-ci…
— Mais j'adore celle-ci ! Tu le sais bien puisque je la mets tout le temps.
— C'est pour ça que je la veux.
Je m'approchai et l'enlaçai dans mes bras pour embrasser ses jolies lèvres roses.
— Comme ça ton odeur est partout avec moi et j'ai l'impression qu'on est toujours ensemble. »
Je jette ma cigarette au loin et retourne à l'intérieur, fatigué d'écouter ce qui me passe par la tête. J'ai l'impression qu'il fait aussi froid dedans que dehors, ou peut-être est-ce moi qui suis glacé. Je hais ce silence, je hais ce sentiment que quelque chose manque et j'ai beau faire semblant, je sais très bien ce que c'est.
Je n'arrive pas à croire ce que je lui ai dit. Je n'arrive pas à croire que je me sois comporté comme ça avec lui. Bon sang, je suis vraiment un gamin moi aussi, à jouer au chat et à la souris comme un imbécile, à tout lui mettre sur le dos dès que quelque chose ne va pas comme je le voudrais. C'est presque étonnant qu'il ne m'ait pas remis à ma place avant. Après tout, il n'a dit que la vérité : je n'ai pas le droit de lui demander des comptes sur ce qu'il fait et qui il voit, pas tant que je le traite comme un étranger entre mes murs. Et c'est vrai que je me comporte comme un imbécile, à flirter stupidement avec la première bimbo qui passe alors que je suis à peine capable de supporter que quiconque me touche. Quiconque sauf lui.
Il a le chic pour appuyer là où ça fait mal et je me suis défendu avec les arguments d'un adolescent pris à rebrousse-poil. J'étais en colère contre moi, parce que je ne voulais pas qu'il voie quelqu'un d'autre, parce que je ne voulais pas admettre que je le voulais pour moi, sinon ça voudrait dire… Et maintenant, la colère m'a vidé avant de disparaître et j'ai le sentiment qu'il ne me reste plus rien, que j'ai tout gâché.
C'est ma faute tout ce qui s'est passé, je l'ai quasiment poussé dans les bras de ce maniaque avec mes remarques à la con. Il aurait suffi que je m'excuse, que je ravale cette maudite fierté et que j'aille le chercher ce soir-là, que je lui dise que j'étais désolé et que je voulais passer la soirée avec lui à regarder un film débile à la télévision, juste pour l'entendre rire.
« C'est mignon ça, dis-je en brandissant la première chose qui me passait sous la main.
— Tu plaisantes j'espère ? répondit-elle en me faisant les gros yeux.
— Quoi, tu as quelque chose contre les rayures ? Je t'ai déjà vue avec un tee-shirt à rayures.
— C'est un pyjama !
— Et alors, c'est une sorte de pyjama aussi, non ?
Elle soupira et reposa ma trouvaille en me tapotant l'épaule.
— Je savais que j'aurais dû venir avec Vio, grommela-t-elle en se tournant vers un autre rayon.
— Elle adore les rayures, tu sais, gloussai-je en me postant derrière elle, le menton sur son épaule et les bras autour de sa taille.
— Pas ce genre de rayures en tout cas !
Je commençai à la chatouiller et elle tenta de se libérer, une main plaquée sur la bouche pour ne pas rire trop fort.
— Dis tout de suite que j'ai mauvais goût ! fis-je semblant de gronder sans parvenir à cacher mon grand sourire.
— Arrête ça ! pouffa-t-elle en se dégageant enfin. Tu n'as pas mauvais goût quand c'est pour aller t'acheter un costume chez Armani, mais là ce n'est pas ton domaine, alors contente-toi de sortir ta carte bleue.
— Et des bateaux ? C'est mignon les bateaux… ajoutai-je en en brandissant un autre.
Elle leva les yeux au ciel et c'était mon tour d'être pris d'un fou rire. »
Ce foutu tremblement m'empêche presque d'allumer une autre cigarette. Qu'est-ce que je donnerais pour avoir un bouton off et mettre mon cerveau en pause… J'ai déjà assez mal comme ça sans que ces saletés de souvenirs viennent en rajouter. Je le sais que c'est à cause de moi, je le sais que tout est à cause de moi, et même sans me le répéter cette petite voix ne s'éteint jamais. Je n'arrête pas de faire du mal aux gens qui m'approchent, chaque bonne action se transforme en faux pas et chaque faux pas en catastrophe. Et une fois de plus, je me retrouve seul, probablement pour longtemps. Je ne vois pas comment il aurait envie de me revoir après ce qui s'est passé. Après tout, c'était à moi d'être là, de faire quelque chose. Au lieu de ça, je laisse Simon s'occuper de tout, comme toujours ; je ne suis que le trouble-fête caché dans l'ombre qui vient tout gâcher, attendant qu'il vienne réparer derrière moi. Il suffit que j'ouvre la bouche pour qu'en un instant tout vole en éclat et que je me retrouve à nouveau seul, et seul à blâmer.
Si au moins j'avais fait quelque chose, si j'avais dissuadé ce mec d'approcher, si je lui avais brisé une ou deux phalanges sans faire exprès… ce ne sont pas les occasions qui manquaient pour que je lui fasse comprendre de ne pas toucher à lui, mais j'ai préféré m'enfermer dans mon amertume et le laisser se débrouiller, espérant qu'il reviendrait vers moi une fois que Don Juan se serait éclipsé. Au final, je l'ai quasiment jeté dans la gueule du loup, le laissant se faire dévorer jusqu'à ce que Simon vienne le sortir de là. Et moi, je me suis contenté de le regarder saigner, de le regarder se débattre sans rien faire. Je l'ai trahi lui aussi.
Il n'a rien fait pour mériter ça, qu'on le fasse souffrir à ce point. Que son père se permette de faire de lui son bouc émissaire. Que son meilleur ami le rejette pour des raisons égoïstes. Que son petit ami essaye de le tuer. Que je le traite comme un intrus, comme un esclave, comme une traînée.
La honte m'empêche presque de respirer.
Les glaçons tintent dans le verre lorsque je le remplis une nouvelle fois de cette substance ambrée qui me brûle la gorge, bien que depuis que j'aie commencé à boire, la sensation s'est quelque peu atténuée.
Ça fait presque une semaine que je ne l'ai pas vu. Depuis le Premier de l'an, où une fois de plus je n'ai pas eu le courage de lui parler. Avant qu'il ne se tourne vers quelqu'un d'autre. Je ne vois pas comment je pourrais lui en vouloir, n'importe qui serait sûrement mieux que moi. Enfin, peut-être pas n'importe qui, peut-être pas ce genre de personne prête à lui faire du mal à ce point. Je n'ai jamais voulu lui faire de mal, même si j'ai l'impression que mon attitude lui a sûrement causé bien des souffrances. Il a dû me prendre avec des pincettes du début jusqu'à la fin et j'ai été incapable de lui montrer ma reconnaissance, incapable de lui montrer combien je tenais à lui.
J'ai été incapable de le protéger.
« Manu, c'est Vincent. Est-ce que Sarah est encore avec toi ?
— Non, ça fait au moins deux heures qu'elle est partie. Elle m'a dit qu'elle voulait rentrer tôt pour te faire une surprise.
— Quoi ? C'est bizarre, elle ne répond pas à son téléphone.
— Est-ce qu'il neige encore ? Elle peut-être juste coincée sur la route.
Non, il ne neigeait pas. Il n'y avait pas un chat sur la route à cette heure-ci.
— Je te rappelle, Manu. »
Non, non, non ! Pas ça, pas maintenant, pas encore. J'avale un nouveau verre qui me laisse tout juste une impression de chaud. Tout commence à se mélanger dans ma tête, le passé, le présent, je ne sais plus où j'en suis. Je n'entends que la musique de cette petite boîte en bois, que je remonte inlassablement depuis des jours, mais elle ne suffit plus à calmer l'angoisse.
Je ne sais plus quoi faire pour laver le sang de mes mains. Est-ce qu'ils me pardonneront un jour ? Est-ce qu'il voudra me laisser une chance de m'excuser, de lui dire que je m'en veux, de lui dire que je me suis comporté comme un idiot… Je ne sais pas si mes mots auront la moindre valeur après ce que je lui ai infligé ; entre ma présence exaspérante et mon absence mal placée, je ne sais pas s'il voudra encore entendre parler de moi.
J'ai déjà perdu un morceau de mon cœur et la blessure n'a pas encore eu le temps de cicatriser. Je ne sais pas si elle va cicatriser un jour, mais sa présence autour de moi apaise étrangement la douleur, recoud lentement mes plaies. J'ai voulu croire qu'il me sauverait, mais à la place c'est moi qui l'ai entraîné dans les eaux troubles d'où il me tirait. Je suis en train de le perdre lui aussi. Il n'y aura pas de troisième chance.
Je ne sens même plus le goût de l'alcool, ni le goût du tabac, ma langue semble complètement engourdie. Je sens juste la douceur du tissu que je triture machinalement, semblable à la douceur de sa peau et de ses sourires. Je sens que je m'enfonce doucement, que toute cette peine et ces regrets me submergent pour me rappeler les années passées à me détruire, et celles à venir qui prennent le même chemin.
« Il m'a rejoint et a passé ses bras autour de mon cou, debout sur la pointe des pieds pour ne pas me faire me pencher. J'ai attrapé sa taille pour le serrer un court instant contre moi, un peu embarrassé par ces démonstrations d'affection auxquelles je ne suis pas habitué. Mais j'ai tout de même déposé un bref baiser sur le dessus de sa tête, murmurant à son oreille pour le réconforter :
— Il ne te méritait pas. »
Moi non plus, je ne te mérite pas.
J'entends la clé tourner dans la serrure et la porte s'ouvrir à la volée avant de se refermer dans un claquement. Puis des talons résonner sur le parquet, se diriger vers moi.
Je lève mes yeux vitreux et rencontre ceux de Violaine, flamboyants.
— Vincent… gronde-t-elle en fronçant les sourcils. Je peux savoir ce que tu fais ?
Je ne réponds pas, ce n'est pas la peine, ça se voit déjà assez bien. Elle attrape la cigarette et l'écrase dans mon verre avant de se saisir de la bouteille et de la vider devant mes yeux dans l'évier. Je ne sais pas ce qui est le plus fascinant, la colère brute qui émane de Violaine ou le scintillement du liquide doré qui se déverse bruyamment dans le siphon.
Une fois vide, elle laisse tomber la bouteille et se retourne vers moi, attrapant le col de ma chemise de ses deux mains avant que je n'aie le temps de réagir.
— Écoute-moi bien, Valentine, dit-elle de cette même voix sombre qui lui donne un air démoniaque. Je suis à deux doigts de te gifler alors fais bien attention à ce que tu vas dire. Tu peux m'expliquer ce que tu es en train de faire ?
— J'apaise la douleur, soufflé-je en me préparant à sentir sa main entrer en collision avec mon visage.
— La douleur ? Tu te fous de ma gueule, j'espère ! On s'en tape de ta douleur, Vi. On s'en tape de tes remords, de ta déprime, de tes « et si » qui ne mènent nulle part. On s'en tape que tu croies que c'est de ta faute, parce que t'as pas été capable de lui dire de rester avec toi plutôt que d'aller coucher avec ce connard de tahitien. Tout ça, c'est vraiment pas mon problème.
Je reste bouche bée, sidéré par la force avec laquelle elle me jette ces mots à la figure, et je la sens raffermir son emprise sur mon col.
— Mon problème, maintenant, c'est qu'il n'y a pas, et alors vraiment pas, moyen que je refasse ces trois dernières années de thérapie avec toi jusqu'au restant de mes jours. Alors, écoute-moi bien, Vi. Elle est morte, tu te souviens ? Morte. Et tu ne la feras pas revenir, ni toi, ni tes idées noires, ni tes foutus sarcasmes. Et tu n'étais pas là Vi ! Tu n'as rien pu faire parce que ça en a été décidé ainsi, et ça ne sert à rien de ressasser toutes les conneries qui te passent par la tête. Est-ce que tu comprends ça ?
Je la déteste de lire aussi bien dans mes pensées.
Mais dans le fond je crois que je comprends, même si là c'est un peu dur à dire vu la dilution de mon sang dans l'alcool. Elle me fait presque peur et étrangement, ça fait du bien.
Je hoche la tête.
— Bien, poursuit-elle en me relâchant légèrement, parce que le plus important arrive. Elle est peut-être morte, mais toi non. Et Zach non plus. Et il est dans un lit d'hôpital, à des kilomètres d'ici, et il est seul. Ça fait trois jours qu'il est seul dans cette foutue chambre. Simon n'a pas mis les pieds au café depuis parce qu'il essaye désespérément de le sortir de là, de lui changer les idées, et toi comme un égoïste tu te tapis dans le noir pour te saouler et fumer.
C'est vrai que je suis égoïste. Elle aurait peut-être dû me gifler après tout.
— Tu vas arrêter ça tout de suite, Vi. Je viens te chercher maintenant mais c'est la dernière fois. Il va falloir que tu te prennes en main et que tu bouges ton cul pour te sortir de ta misère parce que je n'ai plus la force de me battre pour toi. Je vais te traîner jusqu'à lui parce que t'as vraiment pas l'air en état de le faire, mais après ça c'est à toi de te secouer. Il ne va pas t'attendre indéfiniment, il ne va pas te laisser l'éternité pour te faire pardonner. C'est MAINTENANT Vi, que tu vas lui parler et lui dire ce qui te ronge, lui dire qui est le vrai Vincent Valentine et lui demander à genoux de t'accepter, toi et tes excuses.
— Je ne peux pas faire ça, dis-je avec angoisse.
— Bien sûr que tu peux, rétorque-t-elle sans perdre un seul instant contact avec mes yeux. Parce qu'il a besoin de toi et que tu as besoin de lui. Tu n'es pas un meurtrier, ni un criminel, ni quoi que ce soit. On a tous un passé et je t'ai accepté avec, et lui aussi est prêt à le faire, mais pour ça il faut que tu ailles le chercher Vi, il faut que tu le ramènes avant qu'il ne soit trop tard pour recoller les morceaux et qu'il quitte cette vie pour de bon. On y va, Vi. Prépare-toi à affronter tes démons.
Elle me soulève du tabouret et me traîne dans l'entrée, me lâchant juste le temps d'enfiler un manteau et des chaussures, et je me retrouve assis dans ma voiture avec cette enragée au volant, pourtant je m'en moque comme de ma première chemise. Elle garde le silence le temps du trajet et je laisse l'air nocturne me rafraîchir un peu les idées, réduisant petit à petit l'emprise de l'alcool sur mon système.
— Les visites sont terminées, nous interpelle l'infirmière de l'accueil alors que nous traversons le hall.
— C'est une urgence, réplique Violaine. Appelez le docteur Gravès et dites-lui que Violaine Roy est chambre deux cent trente et qu'elle veut la voir.
L'infirmière n'a pas le temps d'ouvrir la bouche que l'on s'engouffre dans l'ascenseur. Je ne sais pas pourquoi Vio a demandé à voir Christie, surtout qu'à cette heure-ci elle serait probablement chez elle, mais je préfère ne pas savoir. J'ai déjà refusé de lui parler il y a trois ans, peu importe la persuasion de psy qu'elle a pu mettre dans ses questions, alors ce n'est pas la peine de retenter le coup aujourd'hui.
Violaine comble le silence en me donnant les derniers détails de l'état de Zach et un frisson me parcourt l'échine à l'écouter.
— Vas-y et réfléchis bien, Vi. C'est ici que tout se joue.
Et sur ses mots elle me pousse à l'intérieur et referme la porte de la chambre derrière moi.
Je relâche doucement mon souffle que je retenais depuis mon entrée dans la chambre. Il est endormi, allongé sur le dos, le visage tourné vers la fenêtre et partiellement masqué par ses cheveux en bataille.
Je m'approche sans faire de bruit et effleure délicatement ses mèches noires, qui coulent entre mes doigts comme des fils de soie. On dirait qu'il a maigri mais ce n'est rien comparé à ce qu'il était il y a quelques mois. Il a l'air fragile, posé entre les draps blancs comme un oiseau tombé d'un arbre. Sa main et son avant-bras sont encastrés dans le plâtre, les longs doigts fins dépassant juste de l'extrémité, et je les effleure du bout des miens pour me convaincre que c'est bien réel. Je m'assieds alors sur la chaise à son chevet et laisse mes yeux se promener sur sa forme endormie. Les lumières du dehors éclairent ses traits d'une faible lueur orangée qui ne parvient pas à masquer l'éternelle pâleur de sa peau, tout de même passée du blanc laiteux à un joli pêche rosé induit par le soleil d'hiver se reflétant dans la neige. Ses longs cils noirs tremblent par moment sur ses paupières closes, me laissant à penser qu'il est en train de rêver. J'espère qu'il ne fait pas un cauchemar. Ses lèvres sont entrouvertes, prenant le relais pour respirer l'air frais au travers de leur barrière, et bien que j'aie envie de les toucher je ne peux me résoudre à le réveiller, il a l'air trop paisible.
Comment est-ce qu'on en est arrivé là ? La situation a fini par s'inverser, de ces coups d'œil qu'il me jetait sans cesse on a basculé vers ma tendance à le regarder sans arrêt, à l'épier même quand il dort. Et voilà que j'ai laissé quelqu'un me voler ses regards pour finalement lui faire du mal. Tout ce qu'il me reste à faire maintenant, c'est m'asseoir près de lui et le regarder guérir, espérer qu'il y aura encore une place pour moi lorsqu'il sortira d'ici. Espérer que je n'aurais pas à trouver d'excuses pour le toucher et à attendre qu'il souffre pour le serrer contre moi.
— J'ai fait des choses impardonnables, chuchoté-je si bas que je m'entends à peine. Je me suis comporté comme le dernier des idiots, pourtant il y a toujours eu quelqu'un pour tenter de me ramener, de me sortir du cercle vicieux de l'apitoiement. Je vous ai fait tant de mal… c'est sans doute ma façon maladroite de vous montrer que vous comptez pour moi.
Je pose mes doigts sur les siens, pas trop fort pour ne pas leur communiquer mon tremblement, et il bouge lentement dans son sommeil, inconscient de ma présence à ses côtés.
— Excuse-moi pour ce que je t'ai dit et ce que je t'ai fait. Je te promets que si tu veux de moi… je ferais tout pour me rattraper. Laisse-moi encore une chance.
Je me penche vers lui et dépose un baiser sur ses lèvres, un simple effleurement qui m'électrifie, puis m'écarte avec un soupir de regret. Je viendrai le chercher, le récupérer, et plus personne ne posera jamais les mains sur ce qui m'appartient.
— Zach —
Je me réveille avec l'étrange impression d'avoir rêvé de quelque chose d'important, mais impossible de m'en souvenir. Les pulsations assourdissantes dans mon crâne se sont calmées hier, en même temps que la sensation de nausée, et je peux désormais me relever sans être étourdi. Il ne me reste plus qu'à me remettre debout pour quitter ce paradis du désinfectant une bonne fois pour toutes.
J'ai eu le temps de réfléchir ces derniers jours, coincé entre ces murs qui font écho de mon silence. J'ai eu le temps de penser à ce que j'avais fait de travers pour provoquer ce résultat. Après tout, je n'e suis pas aussi innocent que Simon veut bien le croire. Ce que j'ai fait, ce que j'ai cherché… même si Anui m'a menti, s'il a dissimulé son vrai visage derrière un masque, j'ai toujours l'impression d'être celui qui a causé sa dissolution, comme si inévitablement, je ne faisais ressortir que le mauvais côté de chacun. J'ai joué avec lui, retirant juste ce qui m'arrangeait et lui refusant le reste, croyant que ma parole était reine et qu'il ferait selon mes souhaits. Bien sûr que j'ai eu tort. Il a eu tort lui aussi, tort de pousser le jeu au point de devenir violent… mais en quelque sorte, n'ai-je pas récolté ce que j'ai semé ?
Ces instants de souffrance, de faiblesse face à ces hommes qui m'entourent, à qui je fais sûrement trop confiance… je ne comprends pas comment je peux vouloir encore y croire, comment je peux continuer à chercher un partenaire alors que ceux qui me côtoient ne me veulent que du mal. Combien de temps jusqu'au prochain, combien de temps jusqu'à ce que je perde assez de sang pour ne plus ouvrir les yeux ?
Je me demande si un jour, je vais pouvoir enfin entrevoir un peu de paix.
Une infirmière interrompt ma réflexion pour venir jeter un œil à mes bandages.
— Je peux regarder ? demandé-je alors qu'elle vient d'ôter la gaze de sous mon pied.
Elle acquiesce et je plie la jambe pour observer ma voûte plantaire : une ligne rouge court sur la partie arquée, épargnant mes zones d'appui. Je touche délicatement les bords de la cicatrice mais seul un vif picotement se manifeste.
— Je peux remarcher ?
Elle hésite avant de me répondre.
— Je suppose que vous pouvez tenter quelques pas, mais le pied devra rester bien à plat, et les bandes sont à conserver pour encore une semaine minimum.
— Mais je peux marcher ?
Elle sourit et confirme la réponse avant d'attacher un frais bandage. J'attends qu'elle parte pour sortir de mon lit et parviens en quelques enjambées maladroites à rejoindre la fenêtre. Merveilleux.
— Qu'est-ce que tu fais là ? me surprend Simon en faisant irruption dans la chambre.
— Tu vois bien, je fais une tentative de fugue.
Il fronce les sourcils et je laisse tomber mon faux sérieux pour lui faire un sourire.
— L'infirmière m'a autorisé à marcher, donc je vais bientôt pouvoir sortir.
— C'est une bonne nouvelle, ça…
Il me rejoint et dépose un baiser sur le dessus de ma tête.
— Tu n'as pas trop mal ?
— Non, ça tire juste un peu. J'en ai marre d'être ici, de toute façon.
Le mot est faible d'ailleurs. Je retourne m'asseoir au bord du lit et Simon me fait signe de rester tranquille le temps qu'il trouve un médecin pour discuter de ma condition. Après de longues négociations, ce dernier me donne l'autorisation de partir le soir même, satisfait que les résultats du dernier scanner ne montrent aucun dommage cérébral et que mes blessures soient sur la voie de la guérison.
Simon insiste pour que Violaine et les filles viennent nous rejoindre mais je l'en dissuade de mes meilleurs arguments et gagne la partie.
— N'en fais pas trop surtout, il faut que tu te remettes vite sur pieds pour pouvoir revenir travailler.
— Je ne suis pas encore sorti et tu me parles déjà de travailler ?
— Mais…
Je réprime un petit rire devant sa mine déconfite et lui assure que je reprendrai mon poste dès que mon poignet fonctionnera à nouveau. Il m'ébouriffe les cheveux par vengeance et je sens qu'encore une fois, Simon a vaincu mon humeur morose. Il me faudra quand même un peu de temps pour faire de tout ça un simple mauvais souvenir, mais cela me semble à présent moins insurmontable que quelques jours plus tôt.
Les minutes paraissent des heures jusqu'à ce que la fin de journée arrive. Je peux finalement prendre une douche et remettre mes vêtements, que Simon a ramenés avec lui, attendant ensuite avec impatience, assis au pied du lit, l'arrivée de l'infirmière et de mon bon de sortie. Simon parle pour me distraire mais ne me force pas à répondre, voyant que je ne suis pas encore d'attaque pour une conversation animée.
— Vous pouvez y aller, cède enfin un docteur après m'avoir fait signer des formulaires.
Le soulagement balaie ma récente impatience et j'enfile une vieille paire de Vans, juste assez grande pour ne pas m'obliger à plier le pied en marchant, prêt à quitter les lieux pour de bon.
— Pour la dernière fois, grondé-je en direction de Simon, tu ne me portes pas et je ne sors pas d'ici sur un fauteuil. Si tu es pressé, alors va m'attendre dans la voiture.
Il soupire mais n'argumente pas, me laissant clopiner à mon rythme. Bien que je ne l'avoue pas, la décrispation de mon expression une fois assis dans la voiture en dit long sur la difficulté que j'ai eue à faire ces quelques mètres. Simon caresse simplement l'arrière de ma tête pour me montrer qu'il est fier de moi et cela suffit à me réconforter.
On arrive à destination bien plus vite que je ne l'aurais cru et avant d'entrer en ville, je pose ma main sur le bras de Simon, redoutant sa réaction face à la nouvelle que je vais lui annoncer :
— J'ai quelque chose à te demander…
— Quoi ? s'étonne Simon en me jetant un rapide coup d'œil.
— C'est vraiment important, alors s'il te plaît, n'essaye pas de m'en dissuader.
— Mais quoi ? demande-t-il avec une inquiétude mal dissimulée.
— Je voudrais que tu me déposes à l'hôtel.
— À l'hôtel ? Mais qu'est-ce que tu vas aller faire dans un hôtel ?
— S'il te plaît, Simon… je ne suis pas prêt à rentrer pour le moment. J'ai besoin d'être un peu seul.
— Mais…
Je lui fais une petite tête triste et le vois lutter intérieurement pour ne pas me forcer à venir chez lui.
— Comme tu veux, conçoit-il finalement en prenant la direction de l'hôtel.
Je redoutais que la bataille soit plus dure que ça.
— Qu'est-ce que tu veux que je te ramène ? demande-t-il une fois arrêté.
— Rien, ça va aller. Tu m'as déjà apporté plusieurs vêtements, ça suffira pour le moment.
— Tu es sûr… ?
Je passe un bras autour de son cou et l'attire contre moi pour une brève étreinte.
— Merci pour tout, vraiment, mais laisse-moi un petit peu de temps, d'accord ? Je t'appelle s'il y a quoi que ce soit, juré.
— Est-ce que j'ai le droit de dire où tu es quand même ?
— Fais comme tu veux.
Je lui offre un sourire rassurant pour lui montrer que tout va bien et qu'il n'a rien à craindre, le persuadant finalement de rentrer chez lui.
La chambre est plus spacieuse que j'espérais, avec un grand lit moelleux posté juste devant la télévision et une salle de bain avec baignoire. C'est exactement ce dont j'ai besoin, là, maintenant, un peu d'espace pour retrouver mes marques, un peu de répit avant d'affronter mes erreurs.
En comparaison avec l'hôpital, j'y dors d'un sommeil sans rêve qui me laisse bien plus reposé que je ne l'ai été ces derniers temps. Je passe la matinée devant la télévision, ne bougeant que pour commander à déjeuner à la réception aux environs d'une heure. Le groom n'est autre que Marion, la meilleure amie de la copine d'Axel, qui vient m'apporter un pot de glace au caramel pour me souhaiter un bon rétablissement. Après quelques minutes de discussion, je découvre que les détails de mon agression n'ont pas été divulgués, simplement le fait que j'ai été blessé lors d'une attaque. Le café de Simon n'a pas rouvert depuis, ce qui n'est pas réellement une surprise puisqu'il a passé son temps avec moi, et j'assure à Marion que tout va bien et que les choses devraient rentrer dans l'ordre très bientôt.
Elle me laisse peu de temps après pour retourner à son travail, et je décide de m'attaquer à ce pot avant que la glace ne fonde, me servant comme cuillère de mes doigts plutôt que du couvert en plastique prévu. Ce n'est qu'une fois rendu à la moitié que je me résigne à le reposer, le temps de faire un tour dans la salle de bain et de me laisser tenter par l'appel de la baignoire.
Une heure plus tard, relaxé par un long bain chaud, je me débarrasse du plastique recouvrant mon plâtre et mes bandes pour enfiler un jean et retourner sur le lit, une serviette sur les épaules et deux doigts dans la glace fondue. Le son de la télévision est assez bas et j'ai l'impression d'entendre frapper à un moment. Mettant ça sur le compte de mes voisins de chambre, je change d'avis au bout de quelques minutes, lorsque le tapotement se répète un peu plus fort, et me résous à me lever pour aller voir.
J'ouvre la porte et tombe nez à nez avec Vincent, appuyé contre le chambranle. Il est vêtu bizarrement, portant un vieux jean usé aux genoux, un tee-shirt noir et une veste en cuir dont je ne me souviens pas. Ses yeux sont un peu rouges et il a laissé pousser un petit bouc brun sur son menton qui, ajouté à ses cheveux tombant en mèches désordonnées, lui donne l'air bien plus jeune que d'habitude.
On dirait que c'est un nouveau « bad boy Vincent » qui vient de faire son arrivée.
— Je peux entrer ?
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